Un bond dans le temps avec Joséphine Baker

Vivre, c’est danser. J’aimerais mourir à bout de souffle, épuisée à la fin d’une danse ou d’un refrain.

Nous connaissons tous sa coupe à la garçonne et sa ceinture de bananes. Sur chaque photo, à chaque apparition publique, Joséphine Baker affichait un éclatant sourire. Le sourire d’une femme libre, d’une femme courageuse, d’une héroïne qui a su construire son bonheur malgré des difficultés que peu d’entre nous auraient eu la force de surmonter. Les Déviations vous emmène découvrir les changements de vie de certains de nos aïeux qui se sont posés, en leur temps, la question du sens qu’ils voulaient donner à leur vie. L’éclat de ces destinés exemplaires peut encore largement rayonner sur nos choix, nous faire prendre du recul et inspirer nos ambitions. C’est donc à Saint-Louis (Missouri) que nous vous invitons à nous suivre, cette fois, du temps où son terrible surnom était encore « la ville au cent mille Nègres ».

Une enfance marquée par la cruauté

“Nous étions tous affreusement pauvres”, avoua-t-elle, un jour. L’espérance de vie d’un enfant noir américain n’était que de trente-quatre ans quand Joséphine Baker naquit, le 3 juin 1906 à Saint-Louis. À cette époque, on mourrait de misère aux États-Unis. La violence, la malnutrition, l’indigence des conditions sanitaires faisaient des ravages autour d’elle, engloutissant peu à peu ses proches. Elle vit mourir les uns après les autres, dès son plus jeune âge.

Difficile de parler d’une enfance heureuse quand elle est marquée par tant de deuils. D’autant que dans une Amérique ségrégationniste, nombre d’enfants de sa couleur voyaient leurs chances d’ascension sociale amputées par une déscolarisation précoce. Ce fut le cas de Joséphine, qui quitta l’école dès l’âge de 8 ans pour subvenir aux besoins de sa famille.

Sa tante Margaret la présenta alors à ce qu’on appelait “une femme américaine’. c’est-à-dire une femme blanche qui avait besoin d’être assistée par une jeune fille de couleur. “Chez cette dame, je gardais les petits chiens, je faisais les commissions, j’aidais aux travaux du ménage […]. ». L’ambiance n’était pas chaleureuse et les conditions de vie très dures. Mais la jeune fille trouva consolation en jouant avec un poulet du nom de Jackie, qu’elle finit à prendre en affection. Un jour « la dame est venue dans la cuisine, elle a soupesé Jackie et m’a demandé de le tuer. Ah, ce souvenir, il tâche mon enfance”. C’était sa première rencontre avec l’expression de la cruauté gratuite de sa patronne. Cruauté qu’elle vécut à nouveau, quand, alors qu’elle venait de casser accidentellement des assiettes. On lui trempa, de force, les mains dans de l’eau bouillante. Elle s’enfuit alors chez sa grand-mère.

“Je n’avais plus quoi manger, je ne savais pas où aller dormir”

Joséphine créa alors un petit théâtre composé de morceaux d’étoffe et de bougies. Elle s’y produisait après ses longues journées de travail, avec une étonnante énergie quand on sait la pénibilité des taches laborieuses de l’époque. Ses parents, artistes de rue, lui avait transmis leur amour pour la scène et un certain talent. “Le public était composé d’une douzaine de filles et de garçons, assis sur des caisses et sur un vieux banc. C’est moi qui jouais” disait-elle fièrement.

Mais le théâtre de rue et les petits boulots mal payés n’étaient pas une solution durable pour se remplir le ventre. En ces temps de pauvreté, quand on était une jeune femme noire, il fallait se marier le plus vite possible pour cesser d’être un poids financier pour sa famille. D’autant que les rues de Saint-Louis lui avaient prouvé ses dangers quand, un jour de 1917, trente-neuf jeunes hommes noirs furent tués sous ses yeux, lors d’une émeute. Cet événement la marqua à jamais. Il contribua à ancrer en elle la conviction que son avenir était ailleurs, loin du vieux sud et de son implacable racisme. Josephine se maria donc une première fois à 13 ans, puis une seconde fois à 15 ans, avec William Howard Baker qui lui laissera son patronyme.

Une ambition remarquable

Mais malgré les contraintes économiques et morales d’une époque où les normes étaient lourdes et les opportunités rares, malgré le risque de grande misère, malgré le regard des autres, Josephine n’accepta pas de voir l’horizon de ses ambitions réduit à celui d’une épouse afro-américaine d’un État du sud. Certains pensent que l’appel de la liberté résonne plus fort chez ceux qui se sentent condamnés. Il devait y avoir de ça.

Elle répondit une nouvelle fois aux dangereux appels de la scène : à 16 ans, elle quitta sa famille pour tenter sa chance au music-hall de Broadway (New-York). “[…] le directeur m’a dit, revenez demain. Il m’a dit cela pendant une semaine, chaque jour. Je n’avais plus de quoi manger, je ne savais pas où dormir. Je suis restée trois jours sans avaler quoi que ce soit”. La voyant s’accrocher, le directeur tenta de s’en débarrasser avec ces terribles phrases : “Vous êtes trop jeune. Vous n’êtes qu’une gosse. Ce n’est pas possible. Ensuite, vous êtes laide, le corps est laid, la figure est laide, au revoir”. Mais on n’éconduit pas aussi facilement une femme aussi déterminée. Des humiliations, elle en avait vécu tant et tant qu’elle avala la dernière en date sans dévier d’un pouce. Elle retourna voir le directeur dès le lendemain qui, touché par sa ténacité, finit par lui tendre la main.

“Un jour, tous les papiers, tous les journaux, tous les magazines ont parlé de moi

Joséphine intégra alors Shuffle Along, le premier spectacle de jazz dont les chanteurs et les musiciens étaient des Afro-américains. Son rôle n’était, au début, que subalterne, mais ses pitreries, son travail acharné et ses coups d’éclat lui permirent de devenir rapidement la tête d’affiche. “Moi, je suis passée du second plan au premier à force de loucher en musique et de jeter mes bras et mes jambes sur la tête des spectateurs. Un jour, tous les papiers, tous les journaux, tous les magazines ont parlé de moi. J’ai pensé : « ça y est ! »”, sourit-elle.

C’est sur cette scène qu’un beau jour de 1925, Caroline Dudley Reagan, productrice française, repèrera Joséphine. “Je vous ai admirée sur scène, lui dit-elle, vous étiez comme un point d’exclamation au bout de la ligne de danseuses […], je monte la production d’un spectacle à Paris dont la compagnie sera entièrement composée d’artistes noirs… noirs américains ! Et j’ai besoin de vous”.

Quelques mois plus tard, c’est vêtue d’une ceinture de bananes que la jeune américaine se produisit au prestigieux Théâtre des Champs-Élysées. Elle se réappropria entièrement ce symbole raciste, le détourna et le magnifia. Certains critiques, choqués, tentèrent de lancer un scandale, mais Paris, même à l’époque de son empire colonial, n’était pas New York et encore moins Saint-Louis. Le scandale ne prit pas et fit place à un véritable triomphe.

Par son succès, sa personnalité, son incroyable liberté ; par les nombreuses allusions d’un discours jamais direct sur ces thèmes, Joséphine contribua plus au combat féministe et à la lutte contre le racisme que bien des activistes de son époque. Elle démocratisa également la culture noire américaine en France. Notamment le jazz et la soul Music qui feront, plus tard, les succès parisiens d’autres icônes artistiques comme Miles Davis.

La “muse noire” de Charles Baudelaire

Puis viendront les Folies Bergère, une tournée européenne, le cinéma, l’opéra d’Offenbach… La fille de lavandière du Missouri deviendra même la muse des plus grands talents de son époque : Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Pablo Picasso et Baudelaire qui la nommait sa “muse noire”. Elle gardera une profonde reconnaissance pour toutes les chances que Paris lui offrît.

Et c’est à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale qu’elle décida de rendre à notre pays ce qu’elle estimait en avoir reçu. Elle s’engagea dans les services de renseignements de l’armée française. Elle fournit, durant toute la guerre, des informations issues de la haute société parisienne qui la reconnaissait comme l’une des siennes.

Lorsqu’en 1963, un journaliste lui demanda les raisons de son engagement au sein des services secrets français, elle répondit sur un ton patriotique : “ pour défendre la France. Mon idéale qui est le vôtre je l’espère. Pour la dignité humaine et pour l’humanité entière”. Après la guerre, elle obtint plusieurs distinctions, la croix de guerre, la médaille de la résistance et la Légion d’honneur des mains du Général de Gaulle.  Elle déclara un jour sur France Inter. “Je trouve qu’il ne faut pas parler de moi car je suis une personne parmi les centaines de milliers d’autres qui ont fait plus que moi”.

La postérité

Le 30 novembre 2021,  Joséphine Baker devint officiellement la première femme noire à entrer au Panthéon. Son itinéraire de vie, devenue une légende, s’ancre aujourd’hui dans l’Histoire de France. 

J’entendais, lors de la dernière conférence du Club Les Déviations, qu’il existe deux grandes raisons pour lesquelles une personne décide de changer de vie : la souffrance et la passion. Joséphine Baker a vécu les deux. En s’accrochant à son rêve coûte que coûte elle a fini par le réaliser. Alors, je nous souhaite du courage et de la ténacité !

“Vivre, c’est danser. J’aimerais mourir à bout de souffle, épuisée à la fin d’une danse ou d’un refrain”. Elle a fait mieux.

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