Enguerrand Dubroca, du droit chemin à l’ère musicale

Le chant et l’art faisaient partie de ma vie, et j’avais le rêve de créer, de me libérer, de grandir

“Le chant et l’art faisaient partie de ma vie, et j’avais le rêve de créer, de me libérer, de grandir. Je pensais pouvoir m’accomplir en parallèle de mon métier de fiscaliste. Doux rêveur. J’avais une situation confortable au sein d’une entreprise florissante, un métier qui me permettait de rencontrer du monde, voilà ce que j’aimais avec la fiscalité : elle me permettait malgré tout de sortir de la rigidité et d’imaginer d’autres perspectives. Cependant demeurait en moi une frustration. On dit que le droit mène à tout à condition d’en sortir, et je comptais en sortir.”

Soit la carrière et le confort, soit le risque, l’inconnu…

“C’est une succession de trois responsables en trois ans, accompagnée de son lot de stress dans l’équipe, qui a cristallisé définitivement en moi ce désir d’ailleurs. Soit je profitais de la situation pour changer de poste à l’intérieur du groupe, soit je réalisais mon rêve. Soit la carrière et le confort, soit le risque, l’inconnu…

Je sentais intimement que si je voulais faire œuvre de création artistique, je devais m’y consacrer pleinement et que mes diplômes, mon expérience de fiscaliste et les succès futurs (j’étais optimiste) me serviraient de parachutes en cas “d’échec’’. J’avais le soutien de mes proches et pas encore trente ans. C’était le moment ou jamais de tenter l’expérience, sans me faire d’illusions. Mon but était clair : accomplir quelque chose et m’accomplir moi-même. La réussite que je recherchais était avant tout celle de mon être.

Je vous laisse imaginer les nuits sans sommeil passées à ressasser mon choix, les angoisses liées à ma demande de rupture conventionnelle et aux rapports qui se sont de facto dégradés avec ma hiérarchie. Je vous passe les échos négatifs que j’ai reçus, déplorant la bêtise que je faisais en abandonnant un métier stable pour devenir « assisté ».

Ce rythme d’enfer a duré six mois

Je quitte mon entreprise en septembre 2019, dans l’indifférence la plus totale de ceux qui, il y a quelques mois encore m’identifiaient comme « talent ». Le lendemain, je commence les cours de théâtre, de danse, de mime, et un cycle professionnel de chant lyrique au CRR de Paris. Mon emploi du temps est plus rempli que jamais, j’entre dans un monde nouveau qui me force à sortir de mes habitudes, de ma réserve, de mon corps, de mes certitudes. Ce rythme d’enfer a duré six mois. J’ai appris des textes, à monter un projet artistique et à me faire confiance, j’ai progressé en chant. En plus d’avoir réussi à dire « non » et à imposer ma volonté, je développe mon pouvoir créateur.

Mars 2020, crise sanitaire, je me retrouve à Lille chez ma maman, les cours sont terminés et je m’inquiète pour l’avenir. Les considérations de sécurité matérielle ne remettent pas en cause la déviation de deux ou trois ans que je m’étais accordée.

Mon but : devenir chanteur lyrique

Mon but est alors de me faire remarquer par le milieu culturel, afin d’être recruté comme chanteur lyrique. Je n’ai encore aucune conscience de la réalité de ce milieu ; ma famille n’en fait pas partie et je n’ai aucun réseau. Je rate un concours de chant et une audition pour un rôle. Mais mon projet de récital mêlant musique populaire et savante de la Belle Époque française prend forme. Je rencontre la pianiste Yuko Osawa et comprends que c’est avec elle que je monterai mon projet.

Décembre 2020, je trouve : je vais enregistrer l’intégrale de l’œuvre de Paul Delmet, grand chansonnier Montmartrois de la fin du XIXe siècle. Je n’imagine pas que cela va impliquer des milliers d’heures de travail, car il faut retrouver les partitions (BNF, musée de Montmartre…), les rééditer note à note, les corriger, les répéter, puis penser à l’organisation du projet, son financement, sa protection juridique, trouver un studio, élaborer la stratégie de communication… Bref, j’ai appris plein de métiers !

C’est comme si j’avais réalisé de nouvelles études, un MBA de management culturel, mais en autodidacte, en entrepreneur. J’ai appris tant de choses que je n’imaginais pas pouvoir accomplir avant ! Je diffuse une chanson quotidiennement pendant 239 jours sous mon label Salis & Cats, je n’ai jamais tant travaillé de ma vie et je ne pense pas à l’échec. Je suis dans une bulle, avec le sentiment d’accomplir une œuvre qui me dépasse. Cela n’empêche pas l’angoisse : que ça ne plaise pas, que ce soit vain, ridicule…

Fort heureusement un récital sur France Musique m’a permis de me produire devant un public de 250 personnes enthousiastes ! Ces petites chansons d’amour de la Belle Epoque plaisent donc vraiment !

Il devient urgent de redevenir indépendant financièrement

Un coup dur personnel en mai 2022 précipite les difficultés propres à la fin d’un projet : questionnements et peurs pour « la suite ». Il devient urgent de redevenir indépendant financièrement et de trouver un emploi salarié. J’ai compris que je ne veux pas devenir chanteur à temps plein, ne pas transformer ma joie du chant en malédiction à la recherche du moindre cachet. Je ne veux pas dépendre de mon corps. Je veux chanter à un niveau professionnel mais à mon rythme, à côté d’un métier qui me plaise et assure ma tranquillité d’esprit.

J’ai d’abord cru que c’était un renoncement à ma déviation. Non. L’objectif était atteint : m’accomplir et me connaître. J’ai d’abord cru que j’avais profité du système. Non. J’ai exhumé un pan essentiel de la mémoire culturelle française et l’ai partagé librement au plus grand nombre. Je sais maintenant que je peux réaliser des projets énormes, que je suis un artiste et un entrepreneur. Je sais maintenant que je peux m’accomplir dans un emploi, tout en poursuivant une passion artistique professionnelle. 

Cet emploi, je suis encore en train de le chercher. Parallèlement, j’organise des récitals à Paris et en province, j’ai des projets de livre et de documentaire, qui prendront le temps qu’il faudra. L’essentiel a été accompli.”

Écouter l’intégrale des chansons de Paul Delmet, ici.

Découvrir le label d’Enguerrand, ici.

©2019 Enguerrand Dubroca – récital au Trianon.

Propos recueillis par Laurène Loth.

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