Après 20 ans de carrière dans le monde du digital et de la communication, (notamment chez Facebook devenu Méta), Isabelle Rouhan fonde en 2017 Colibri Talent, un cabinet de recrutement de dirigeants spécialisé dans la transformation digitale.
Aujourd’hui Présidente de l’Observatoire des Métiers du Futur, elle nous partage une vision optimiste d’un futur robotisé offrant l’occasion de se « réformer » selon ses termes. L’automatisation est-elle l’amie de l’emploi ? Elle répondra à cette question lors de notre table ronde, consacrée à l’évolution des rapports entre salariés et employeurs le 7 mars prochain (en savoir plus).

Les Déviations : Pourquoi avez-vous décidé de vous spécialiser dans la thématique des métiers du futur. En quoi consiste la réflexion sur ce sujet ? Et surtout, de quelle manière peut-elle servir dans le monde de l’entreprise ?
Isabelle Rouhan : On va tous changer de métier plusieurs fois dans notre vie. Selon Bob Keagan, un chercheur américain, on risque de le faire 6.5 fois dans sa vie. Le World Economic Forum estime même que les écoliers entrant à l’école maternelle aujourd’hui changeront de métier près de 9 fois dans leur vie professionnelle. Aujourd’hui, c’est un enjeu majeur ! Il impacte le domaine du recrutement, les entreprises et la société. Et c’est pour toutes ces raisons que j’ai souhaité m’intéresser à ce sujet.
LD : Vous partez du constat suivant : 85 % des métiers qui seront exercés dans une décennie n’ont pas encore été inventés. Pourquoi le marché du travail est-il en constante mutation ?
Isabelle Rouhan : Le chiffre que vous citez est issu d’un rapport publié en 2017 par Dell et le think-tank californien de l’Institut du futur. Cela signifie que lorsqu’on est en formation initiale, le métier qu’on exercera en 2030, n’existe pas encore. Donc, cela aura plutôt un impact sur les gens qui se forment et qui apprennent un métier aujourd’hui sur les bancs de l’école.
Ce qui change fondamentalement le marché du travail, c’est l’automatisation. La moitié des heures travaillées en France sont potentiellement déjà automatisables. Selon une étude de McKinsey, 5% des emplois pourraient totalement disparaître pour être remplacés par une entière automatisation. Je trouve que c’est plutôt une bonne chose, parce qu’une tâche qu’on a automatisée, c’est en réalité une tâche répétitive et rébarbative. Seulement voilà, 60% des métiers vont partiellement être impactés. Il faut s’y préparer ! Néanmoins, cela ne signifie pas que la moitié des emplois vont disparaître au profit des machines. Je pense qu’il faut protéger les gens plutôt que les emplois. Autrement dit, nous devons veiller à proposer un autre métier à celles et ceux qui vont être remplacés par une machine.
Cela signifie qu’il faut être en mesure d’aider à répondre à ces questions : Comment est-ce qu’on monte en compétences ? Comment on se réoriente vers peut-être plus de services, plus de valeur ajoutée, comment un métier se transforme et comment est-ce qu’on se forme ?
LD : Certains pensent que les futures mutations vont mener à une disparition du travail. Est-ce que vous y croyez ?
Isabelle Rouhan : Alors je m’inscris totalement en faux et je ne suis pas du tout d’accord avec cette analyse. On va travailler différemment et on voit d’ailleurs de nouvelles formes de travail émerger avec peut-être moins de contrats à durée indéterminée et un marché du travail plus flexible. Mais le travail ne va pas disparaître. Toute révolution technologique a toujours amené à plus d’emplois qu’elle n’en a détruit.
Sur les 200 dernières années, on a traversé quatre grandes transformations successives des métiers et de l’emploi. Il y a eu la mécanisation, fondée sur l’extraction massive du charbon et de l’invention de la machine à vapeur au XIXème siècle. La production de masse, au début du XXᵉ siècle, bâtie sur l’électrification et le travail à la chaîne. L’informatisation, entre les années 1970 et 2000, où l’arrivée du micro-ordinateur et d’internet a transformé les moyens de communication et accéléré la tertiarisation de l’économie. Enfin, la quatrième, c’est celle de l’intelligence artificielle qui démarre dans les années 2010.
LD : Quel rôle aura le digital sur notre futur ?
Isabelle Rouhan : D’après Eurostat, 15 millions d’emplois seront créés en Europe grâce au digital d’ici 2025, alors que dans le même temps, 6 millions d’emplois pourraient être amenés à disparaître du fait de l’automatisation. La balance est donc largement positive, et les métiers changent. Nous ne sommes plus dans une logique d’emploi à vie mais d’employabilité à vie, c’est très différent. Ensuite, il s’agira d’accompagner, d’une part, les 6 millions de personnes qui vont se retrouver menacées et, d’autre part, de former les talents sur les jobs qui sont en tension.
Il manque aujourd’hui à l’échelle européenne 900 000 codeuses et codeurs. Donc, je ne pense vraiment pas qu’on va vers une fin du travail et être intégralement remplacés par des machines. Mais au contraire, nous nous dirigeons vers plus d’humain, plus de relations et de nouveaux métiers.
LD : Comment l’automatisation crée de l’emploi en en supprimant d’autres ?
Isabelle Rouhan : L’automatisation supprime des emplois directs, mais par la réduction des coûts que cette suppression entraîne et par l’amélioration de la qualité de service qu’elle permet, elle augmente la demande. Ce qui finalement développe l’emploi. Elle étend le marché et représente un pari sur la croissance.
La robotisation, loin de supprimer des emplois, est au contraire un facteur de création de postes. L’intelligence artificielle peut avoir un impact favorable sur l’emploi et la qualité de vie au travail. Ma conviction est qu’elle doit amener des solutions en faveur des métiers plus utiles et épanouissants.
Le but pour les entreprises sera d’avoir une gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences qui soient la plus fluide et la plus agile possibles. Il faudra anticiper non seulement ses besoins mais aussi des métiers qui vont être plutôt en décélération.
Un métier, ce n’est jamais qu’un portefeuille de compétences. Donc, c’est tout à fait possible d’envisager la mobilité des métiers en se posant les questions suivantes : où est-ce que j’ai envie d’emmener les gens ? Quels types de compétences leur manquent-ils ? Et bien sûr, former un maximum de personnes sur ces métiers en tension.
LD : Quels seront les impacts sur l’organisation des entreprises ? Quels seront les coûts à payer ?
Isabelle Rouhan : Je vois deux impacts majeurs sur l’organisation. Le premier portera sur l’organisation. On se rend compte que les gens sont de plus en plus acteurs de leur carrière. Depuis le covid, les structures ont quand même tendance à être beaucoup plus aplaties. Il y a moins de niveaux hiérarchiques. Les couches de management intermédiaires sont moins sollicitées. Donc, à mon avis dans les prochaines années, on verra émerger des entreprises avec des organisations plus horizontales.
Le deuxième impact portera sur les coûts. C’est un peu plus difficile à estimer. Bien évidemment, il y a un investissement technique et technologique à faire lorsqu’on automatise une chaîne de production ou un métier qu’il faudra amortir dans le temps. Il y a aussi un investissement sur les compétences et sur la transformation humaine.
Et cet investissement-là peut être fait par les entreprises, mais il va aussi être entrepris par tout un tas d’organismes de formation aujourd’hui comme les OPCO (Opérateurs de Compétences agréés par l’État) par exemple. Que vont faire les régions puisqu’en France, la compétence sur la formation a été en grande partie décentralisée de façon à coller au plus près à chaque bassin d’emplois. Les investissements sont portés d’une part par les pouvoirs publics et d’autre part par les entreprises. Et le collaborateur peut aussi en être acteur grâce à son CPF.
LD : Quels types de métiers pourraient être amenés à évoluer ?
Isabelle Rouhan : Dans mon livre « Les métiers du futur » (éditions First), je parle de trois types de métiers du futur : les métiers en évolution, en révolution et les métiers d’innovation radicale.
Les métiers en évolution concernent ceux qui existent déjà et qui se transformeront notamment sous l’impact du digital et de l’intelligence artificielle. Par exemple, le rôle du data scientist se transforme désormais en un métier d’interprète des datas, capable de travailler avec les données afin de leur donner du sens.
Les métiers en révolution vont entraîner des changements beaucoup plus radicaux qui vont toucher le management, la création, la smart city etc.
Enfin, les métiers d’innovation radicale. Je suis profondément convaincue que tout le monde peut changer de métier pour peu qu’on l’accompagne.
LD : À quoi ressembleront les métiers de demain ?
Isabelle Rouhan : De nombreux métiers apparaîtront autour du domaine du soin et de la décarbonation.
Concrètement, on manque de gens pour s’occuper de nos aînés, de nos enfants et de nos clients. Plus on met de la technologie et plus on a besoin de remettre de l’humain dans la formation.
Donc, je pense qu’il va y avoir beaucoup d’offres à ce niveau-là, que ce soit dans des métiers du service, de l’accompagnement du client ou dans des métiers de l’accompagnement de personnes, notamment auprès des personnes âgées puisqu’on est quand même dans des sociétés qui sont assez vieillissantes.
Par ailleurs, on se rend bien compte aussi qu’aujourd’hui, on a une mutation majeure d’un point de vue environnemental et sociétal devant nous. En fait, si on veut tenir l’Accord de Paris, notamment le réchauffement à un degré et demi, cela impactera les métiers.
Par exemple, les métiers de la construction, qui sont très polluants, vont être en décroissance et inversement. Les métiers de la rénovation énergétique et de la rénovation du bâtiment vont être en croissance. La filière automobile et la filière aéronautique, c’est plus que probable que ce sont des métiers qui vont disparaître ou être en décroissance. La filière des mobilités douces sera une filière en croissance.
Et après, on peut imaginer des gens qui passent d’une filière à l’autre en changeant de métier ou sans changer de métier. La personne qui soude des voitures aujourd’hui, demain, sera peut-être amenée à souder des vélos ou des trains.
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LD : Comment les jeunes peuvent-ils s’adapter à ces changements ?
Isabelle Rouhan : Je pense que c’est en capitalisant sur un certain type de compétences.
Il y a en effet une accélération de l’obsolescence des compétences techniques. Dans les années 70 un savoir-faire avait une durée de vie de presque 40 ans. On allait à l’école, on apprenait un métier, puis on était embauché dans une entreprise.
Aujourd’hui une compétence technique a une durée de vie qui oscille entre 12 à 18 mois selon l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique). Ce qui signifie que le métier que nous exercerons demain n’existe probablement pas encore.
Donc un jeune aujourd’hui qui rentre sur le marché du travail doit être prêt à se réformer tout au long de sa vie sur des savoir-faire techniques. C’est aussi vrai pour une personne plus expérimentée. Je recommande surtout de capitaliser sur le savoir-être et les soft skills (agilité, capacité à travailler en équipe, leadership, capacité d’apprendre à apprendre etc.), qui sont à l’inverse clairement pérennes. Donc, l’intérêt c’est aussi de se former et d’acquérir ces compétences-là afin de nous rendre tous plus employables.
Ainsi, un jeune a tout intérêt effectivement à capitaliser sur ces savoir-être et à garder en tête qu’il va devoir acquérir de nouveaux savoir-faire tout au long de sa vie.
LD : Quel rôle sur l’enseignement ?
Isabelle Rouhan : La mutation des métiers impacte l’enseignement mais aussi la façon dont on exerce le métier de professeur.
Le professeur du futur n’exerce plus un métier, mais trois. Autrement dit, sa tâche va se subdiviser. Il y a une première partie qui est d’élaborer le parcours de formation, le syllabus de cours. Aujourd’hui, ça peut être fait par des écoles qui délivrent des diplômes, mais ça peut aussi être fait par des plateformes du type LinkedIn Learning ou type OpenClassrooms.
Le deuxième métier de l’enseignant sera celui de transmettre des connaissances, de la passion, de l’énergie, de l’envie.
Et là où l’enseignant pouvait le faire avant, devant une salle de classe ou devant un auditoire en présentiel dans la formation en entreprise, aujourd’hui, il le fait le plus souvent en ligne, derrière une caméra. Donc, le métier devient non plus un métier de théâtre, mais beaucoup plus un métier de cinéma, en tout cas, avec des contenus qui vont être consommés en différé.
Le troisième volet du métier de formateur ou d’enseignant, serait le mentorat qui pour moi, est quelque chose de très individuel, probablement d’ailleurs en face à face. Le fait d’inspirer, d’accompagner et de préparer les gens à la démarche, de changer de métier très régulièrement et d’aider à acquérir cette curiosité d’esprit et cette capacité d’apprendre à apprendre, cette agilité qui rend employable tout au long de la vie.
Les cursus de formation évoluent beaucoup plus vite d’une année sur l’autre. Il est plus rapide et plus fluide d’obtenir un diplôme certifié.
LD : Quelles solutions proposez-vous pour anticiper l’évolution du marché de l’emploi ?
Isabelle Roubhan : J’aime à citer l’exemple d’une adaptation qui a été faite au Canada et qui, je trouve, est très parlant sur la gouvernance qu’on va faire de la transformation du travail. N’oublions pas que tous ces changements-là, il faut les faire dans une finalité et qui doit être au service de l’humain.
Cette dimension est clé. On parle souvent d’ailleurs de la règle des trois P : People Profit Planet. Et je mets à dessein, People en premier. C’est-à-dire que toutes ces transformations sont des boussoles.
La première boussole, ce sont les gens, les « People » , les collaborateurs, les clients, les fournisseurs, les parties prenantes. Profit parce qu’effectivement les entreprises sont quand même là pour gagner de l’argent et c’est comme ça qu’elles peuvent payer les salaires et investir. Et Planet parce qu’on est dans un monde avec des ressources non exploitables à l’infini. La prise en compte de la durabilité est absolument essentielle.
LD : Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Isabelle Rouhan : Au Canada, au Centre hospitalier universitaire de Montréal, Fabrice Bruner, le patron du CHUM (Centre Hospitalier Universitaire de Montréal) est un médecin français. Il a décidé d’automatiser une seule tâche dans son hôpital comme pousser des chariots. Ce dernier s’est dit que ce n’était pas forcément une grande valeur ajoutée. Il a donc créé une autoroute en installant des robots sur 26 étages.
Résultat, plus aucun magasinier n’était en poste. Désormais, 90 % d’entre eux sont devenus des logisticiens contrôlant la qualité des robots. Patrice Brunet les a formés à ces missions. Il a ainsi donné plus de temps disponible aux soignants. Et ce qui est intéressant, c’est l’indicateur du succès utilisé. Il a regardé le taux de guérison des malades et leur vitesse de sortie. Dans les deux cas, la situation s’est améliorée simplement parce qu’il automatisait une tâche pénible.
C’est une vraie logique de gouvernance à avoir sur toutes les transformations réalisées.
Qu’est-ce qu’on décide d’automatiser ou pas ? Dans une entreprise, quel cœur de métier décide t-on de garder ? D’externaliser ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui est stratégique ? Qu’est-ce qui peut être fait autrement par des fournisseurs, par des freelances, par des prestataires ?
LD : Vous êtes convaincue que plus rien n’est permanent mis à par le changement. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Isabelle Rouhan : C’est une très jolie phrase qui n’est pas de moi, elle est d’Héraclite. « Plus rien n’est permanent, sauf le changement ».
Qu’est-ce que cela signifie dans le domaine du travail ? Je reviens aux deux chiffres que je citais au début. On va exercer entre six et neuf métiers dans sa vie.
Donc pour rester employable, pour avoir un projet de vie professionnelle et personnelle qui tienne la route et qui s’adapte à ce sujet, on est obligé d’avoir des déviations régulières.
LD : Vous interviendrez lors de notre prochaine table ronde sur l’évolution des rapports entre salariés et employeurs qui aura lieu le 7 février. Selon vous, quel sens les employés et les collaborateurs iront -ils chercher dans les métiers du futur ?
Isabelle Rouhan : Les employés et les collaborateurs, dans les métiers du futur, vont chercher du sens dans leur accomplissement personnel.
On se rend bien compte qu’aujourd’hui il y a beaucoup de tensions sur le marché du travail. Une importante pénurie de talents. Il y a une recherche du sens qui est extrêmement importante et qui s’est accélérée avec la pandémie.
Et au-delà de ça, avec le développement des entreprises à mission, depuis la loi Pacte en 2019, il est tout à fait possible d’inscrire son projet professionnel, sa carrière dans le cadre d’une mission plus large.
LD : Quels points forts défendriez-vous lors de cette table ronde ?
Isabelle Rouhan : Mes points forts seront autour de tout ce qui est synergies, meilleure communication et meilleure flexibilité, meilleur dialogue entre les entreprises et les collaborateurs. Il y a aujourd’hui beaucoup de transformations qui ont lieu. Si on veut que ces transformations se passent en douceur et surtout qu’elles se passent en étant gagnantes pour les entreprises et gagnantes pour les collaborateurs, il faut favoriser les espaces de dialogue. Dans le cadre de négociations annuelles, syndicales mais aussi lors d’échanges plus personnalisés.
Plus les différentes parties prenantes auront la capacité de se parler, de collaborer autour d’un projet commun, plus cette transformation aura lieu.
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