Pierre Rosanvallon : “L’individualisme de singularité” est encore devant nous 

Aujourd’hui, ce sont les épreuves vécues qui rassemblent les peuples du monde entier.

À l’occasion de la sortie de notre magazine N°2, nous vous proposons de découvrir certaines de nos histoires. Aujourd’hui, nous vous parlerons de Pierre Rosanvallon, historien et sociologue. Dans son nouvel essai, “Les épreuves de la vie”* (Seuil), il propose une lecture inédite des conflits sociaux. Pour lui, “l’individualisme de singularité est une perspective de pleine réalisation de l’humanité où chacun pense apporter ce qu’il a de plus substantiel aux autres. (…) Nous allons vers une communauté de vivants.»

Propos recueillis par Sandra Franrenet.

Les Déviations : L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir a achevé de détruire la division gauche-droite. Les Gilets jaunes ont fait voler en éclat la manière dont les sociologues expliquaient notre société. Pour tenter de comprendre ce qui se joue, vous explorez la “dimension émotionnelle” de l’individu. De quoi s’agit-il ?

Pierre Rosanvallon : La dimension émotionnelle est d’abord le fruit d’un constat. Depuis un certain nombre d’années, la politique s’organise moins autour de conflits d’intérêts (salaires, retraites, emploi,…) que de passions et d’émotions (colère, mépris, ressenti). Cette situation crée une transformation des conditions mêmes de la vie sociale et politique. L’originalité de mon travail ne consiste pas à avoir parlé des émotions – les sciences sociales et les historiens s’intéressent depuis plusieurs années aux émotions populaires – mais à avoir analysé leur production. J’ai montré qu’elles n’étaient pas seulement le produit de l’avènement d’un monde social et politique plus irrationnel, plus superficiel ou plus réactif, mais qu’elles correspondaient à des épreuves subies. 

 LD : Quelles épreuves subies avez-vous recensées ?

PR : J’ai tenté d’élaborer une typologie à partir du rapport à autrui et du rapport au monde. Partant de là, j’ai identifié trois sortes d’épreuves. Tout d’abord, les “épreuves de l’intégrité” qui mettent en cause l’identité profonde des personnes et qui déstabilisent leur moi profond. On y retrouve les phénomènes de harcèlement, d’emprise physique comme le viol, ou encore de confrontation à des pervers narcissiques aboutissant à des formes de burn out. Je les distingue des “épreuves de l’égalité” qui conduisent à malmener et contredire les principes constructeurs de l’égalité entre individus. On trouve ici toutes les gammes d’humiliation et de discrimination qui dénient le droit d’être quelqu’un mais aussi d’être quelconque et minent de la sorte le projet démocratique de constitution d’une “société de semblables”, pour reprendre la célèbre formule de Tocqueville ! Elles-mêmes se différencient des “épreuves de l’incertitude” qui concernent le rapport au monde à travers le rapport au temps. Plus les formes d’incertitude sont grandes, plus l’identité profonde est en danger. Nous en avons pleinement pris conscience lors de la pandémie.

LD : Votre lecture sociétale signifie-t-elle que les luttes de classe appartiennent à un passé révolu ?

PR : Les luttes de classe existent toujours mais elles ont évolué. Auparavant, le conflit de classe était un conflit global structurant qui se déclinait dans tous les aspects de la réalité : capital versus travail, salaires versus profits, public versus privé,… Toutes ces grandes lignes de partage s’inscrivaient dans une même dynamique et définissaient deux grands blocs sociaux. Aujourd’hui, on assiste à une démultiplication des conflits d’intérêt. Ces derniers sont beaucoup plus localisés et spécifiques. Une manifestation pour le pouvoir d’achat n’a plus vraiment de sens aujourd’hui car, à salaire égal, votre pouvoir d’achat va dépendre de la nature de votre contrat de travail, de votre lieu d’habitation, etc. La société n’est plus divisée en deux comme elle a pu l’être. En revanche, on observe un effet d’agglomération dans le sentiment de mépris. C’était très clair lors des premières manifestations des gilets jaunes, mouvement qui marque un véritable tournant sociologique. Ce mouvement n’est pas né à partir d’intérêts de classe mais d’un besoin viscéral de repousser le mépris d’indifférence qui les tenait pour quantité négligeable. Plus qu’une communauté d’exploités, on assiste à l’émergence d’une communauté d’humiliés partout dans le monde.

LD : Le quinquennat d’Emmanuel Macron aura été marqué par une vague inédite de conflits sociaux. Le système français serait-il devenu une machine à fabriquer “des épreuves de la vie” en flux continu ?

PR : Le système français n’est qu’une illustration d’un phénomène beaucoup plus global. Regardez les révolutions arabes : leurs mots d’ordre ont rimé avec “respect”, “dignité” et “honneur”, soit autant de concepts que l’on aurait pu retrouver un peu partout en occident. Regardez également le mouvement #Metoo dont le caractère était éminemment universel. La fabrication du mépris constitue un mécanisme qui se démultiplie. Evidemment, ce n’est pas nouveau ! Il y avait sans doute plus de viols 150 ans plus tôt qu’aujourd’hui. Néanmoins, la sensibilité au viol – et au mépris qui en découle pour la victime – est beaucoup plus forte aujourd’hui car nous nos sociétés se situent à un tournant anthropologique. Les rapports humains sont ressentis avec une violence inédite. Dans les années 60, les ouvriers avaient intégré l’idée qu’ils étaient placés sous la coupe d’un contremaître ; ils se définissaient en fonction de leur statut. Aujourd’hui, ils ne courbent plus la tête comme ils le faisaient autrefois. C’est ça le grand changement. 

LD : Gilets jaunes, #Metoo, antipass,…  Ces mouvements qui ont éclaté partout dans le monde suscitent les mêmes réactions (colère, peur, attentes,…). S’agit-il d’une dimension inexplorée de la mondialisation ? 

PR  : Il est évident qu’il y a une forme d’universalisme. Autrefois on chantait : “l’Internationale sera le genre humain”. La socialisation du capital unissait les opprimés. Aujourd’hui, ce sont les épreuves vécues qui rassemblent les peuples du monde entier.

LD : Les populistes ont bien compris leur intérêt à surfer sur la vague des émotions…

PR : Véritables entrepreneurs du ressentiment et banquiers de la colère, les mouvements populistes surfent sur toute cette gamme d’émotions. En face, les partis politiques adoptent une posture ambigüe, quand ils ne dénient pas carrément les émotions. Notre président de la République estime ainsi que les Français s’enflamment trop facilement ; qu’ils préfèrent se focaliser sur leurs petits problèmes plutôt que de regarder les moyennes. On assiste in fine à un face à face entre des entrepreneurs de ressentiment et des avocats d’une sorte de retour à une politique de la raison, considérant que les passions sont une expression perverse et inassouvie de la vie sociale. 

LD : D’où votre appel à une “démocratie des épreuves” ? 

PR : La démocratie n’est pas seulement un régime politique. C’est une société de l’égalité de droits. Une démocratie des épreuves est donc une société qui considère les épreuves comme des objets centraux et qui met en œuvre des moyens pour les prendre en charge. Il est temps de regarder lucidement les problèmes posés sur la table ! A défaut, ce sont les idéologies qui l’emportent. Les débats pré-électoraux en constituent une magnifique illustration. Les candidats passent leur temps à opposer leurs fantasmes. Ils ne parlent jamais de discriminations réelles mais du danger des séparatismes. Pour en sortir, il faut retourner aux faits, c’est primordial. 

LD : Il est vrai que les débats politiques ne sont guère enthousiasmants… Pourtant, vous restez optimiste ! 

PR : Je le suis en effet car ce que j’appelle “l’individualisme de singularité” est encore devant nous. Il s’agit d’une perspective de pleine réalisation de l’humanité où chacun pense apporter ce qu’il a de plus substantiel aux autres. Attention, l’individualisme de singularité n’a rien à voir avec l’idée superficielle d’une atomisation de la société et d’un repli sur soi des individus. Ce concept est également différent de la vision selon laquelle chacun progresserait en fonction du groupe auquel il appartient. Je pense ici à l’ouvrier qui voit son niveau de vie augmenter grâce aux améliorations de la condition salariale. Cela existe toujours mais on assiste à une demande plus exigeante qui permet d’aller vers plus de collectif. L’ouvrier masse fait certes collectif de travail mais fait-il collectivité humaine ? Je crois que nous allons vers une communauté de vivants. Néanmoins, le chemin passe par la prise en compte des embûches et vents contraires manifestés par ces différentes catégories d’épreuves. C’est le combat de la condition humaine ! « 

“Les épreuves de la vie” (éd. du Seuil).

© Charlène Yves

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