Marion Genaivre : “dévier n’est pas une liberté qu’on nous donne mais une liberté qu’on prend !”

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"Le sens est ce sans quoi aucune révolution du travail n’aurait lieu."

Marion Genaivre, philosophe, conférencière et auteure met la philosophie au service des entreprises. Son objectif : optimiser les relations humaines. Ambition et déviation semblent être synonymes dans son parcours. Elle s’oriente très tôt vers des études de philosophie et valide son master à l’université de la Sorbonne. Puis, malgré un réel attrait pour les questions existentielles, Marion dévie.

Après son master de recherche en phénoménologie puis en éthique de l’environnement, elle se réoriente en philosophie appliquée et elle obtient le master ETHIRES. En 2013, Marion co- fonde Thaé avec Flora Bernard, experte en association du progrès et du management. En 2021, les associées co-rédigent un ouvrage qui s’intitule : « La prise de décision : un peu de philosophie pour les pros qui veulent penser autrement ».

Elle sera ce 20 octobre à l’événement Futur of Work que les Déviations organisent au Rugby Club, et qui réunira plusieurs experts en la matière et DRH et qui sera animé par Caroline Loisel – Voir son interview récente -. Si vous faites partie du Club Les Déviations, vous pouvez participer gratuitement à cet événement -. Entretien avec Marion Genaivre.

La révolution du sens en entreprise

Les Déviations : Pouvez-vous nous expliquer votre parcours en quelques mots et pourquoi vous êtes devenue philosophe ? Pourquoi avoir choisi de vous spécialiser dans la philosophie puis dans le management ?

Marion Genaivre: J’ai choisi de faire des études de philosophie à l’Université de la Sorbonne parce que rien ne m’intéressait plus que les grandes questions existentielles et métaphysiques. En effet, ce que je suis et ce que nous sommes ensemble m’interpellaient. Qu’est-ce que la conscience ? Pourquoi souffrons-nous ? Sur quoi repose les sociétés humaines ? La vie a-t-elle un sens ?

Mais après un master de recherche en phénoménologie puis en éthique de l’environnement, j’ai ressenti le besoin d’opérer une première déviation : pratiquer une philosophie moins spéculative et plus appliquée à la société dans laquelle j’étais. C’était l’occasion de pouvoir faire un master professionnalisant.

J’ai découvert de nouvelles questions passionnantes auxquelles j’ai voulu me consacrer : une organisation choisit-elle vraiment ses transformations ? Manager s’apprend-il ? Le sens au travail est-il un luxe ?

LD : Comment devient-on philosophe en entreprise ? Quelle est la formation à suivre ?

Marion Genaivre: Il n’y a pas de parcours type pour la simple et bonne raison que le métier de philosophe en entreprise est assez récent et que tous ceux d’entre nous qui le sommes, le sont devenus en frayant leur propre chemin et en développant leur propre méthode de travail. Un master professionnalisant, comme le diplôme ETHIRES, peut aider. Mais je dirais qu’il faut surtout avoir le goût d’entreprendre, parce qu’il faut être capable de proposer aux organisations une pratique de la philosophie adaptée à leurs enjeux.

“Le master Ethires repose sur une pédagogie proche de la recherche-action.”

LD : Vous êtes titulaire du master ETHIRES, un master de philosophie appliquée aux entreprises. En quoi consiste cette méthode ?

Marion Genaivre: Le master ETHIRES, qui existe depuis 2010 à l’université de Paris 1 (Panthéon Sorbonne), repose sur une pédagogie proche de la recherche – action. Des porteurs de missions, issus de différentes organisations viennent présenter en début d’année leur contexte et parfois un enjeu particulier qu’ils ont. La mission des étudiants est d’apporter un éclairage philosophique sur ce contexte ou cet enjeu, en procédant à un travail de problématisation et en allant à la rencontre de différentes parties prenantes.

C’est vraiment une philosophie de terrain, au sens où c’est le réel de l’organisation qui devient un objet d’étude. Le fruit de leur travail est remis aux porteurs de mission sous la forme d’un rapport. Il contient également des recommandations pratiques

LD : La « philosophie en entreprise » n’est pas une notion récente puisqu’elle date de la fin du XXème siècle. Avez-vous l’impression qu’aujourd’hui, cette pratique est davantage répandue ?

Marion Genaivre: Du point de vue de l’histoire de la philosophie, la fin du XXe siècle, c’est récent ! Et lorsque la philosophie dite « pratique » apparaît dans les années 80-90, elle n’est le fait que d’un tout petit nombre de philosophes, dont surtout Gerd Achenbach, l’initiateur de la consultation philosophique. Depuis la pratique s’est, bien sûr, répandue et surtout diversifiée.

Cela dit, en dehors des philosophes qu’on sollicite pour venir donner des conférences inspirantes. La pratique à proprement parler de la philosophie en entreprise reste une approche marginale. Mais, dans mon expérience, toujours très bien reçue ! Ce qui laisse à penser qu’elle devrait continuer de se développer dans les années à venir

“Nous avons besoin de sens pour vivre mais nous n’avons pas toujours les moyens de le chercher et de le découvrir.”

LD : Pouvez-vous nous parler de la fondation de Thaé que vous avez co-fondé  avec Flora Bernard en 2013 ? . Quel était le but recherché ? Quel rôle jouez-vous concrètement dans les entreprises que vous accompagnez ?

Marion Genaivre: J’ai rencontré Flora en 2012. Je travaillais alors chez Deloitte Conseil, en tant que philosophe, et elle était directrice associée d’un cabinet de conseil en développement durable. Sa formation de sociologue et sa personnalité la rendait très sensible aux questions de sens. Je lui ai dit que je rêvais de philosopher dans et avec les entreprises. Et on a fait ensemble le pari que c’était possible. Mais on était surtout toutes les deux convaincues que c’était nécessaire. Parce que nous avons besoin de sens pour vivre mais nous n’avons pas toujours les moyens de le chercher et de le découvrir.

Avec Thaé, nous avions et avons toujours le souhait de donner la possibilité de penser par soi-même et de penser ensemble, pour que ce sens éclaire et irrigue toutes les actions d’un collectif de travail. Notre rôle n’est donc pas de venir penser à la place des autres mais bien de les aider à sortir du prêt-à-penser en les invitant à oser (se) questionner, à s’efforcer de fonder leur pensée sur des arguments solides, à prendre soin du sens des mots et au sérieux ce qu’ils impliquent concrètement. Nous proposons de faire tout cela à travers une pratique du dialogue bienveillante mais exigeante.

LD : Quel est l’apport de la philosophie en entreprise ? Pensez-vous que la philosophie peut apporter du sens en entreprise ?

Marion Genaivre: La philosophie est évidemment une discipline privilégiée pour cultiver le sens en entreprise, mais elle a d’autres bienfaits tout aussi essentiels : une amélioration de la compréhension mutuelle, un discernement accru, une plus grande cohérence entre ce qui est pensé, dit et fait.

“Lorsqu’une pensée claire se présente, elle dérange et/ou délivre instantanément.”

LD : Avez-vous l’impression que les entreprises ont réellement conscience de leurs limites et de l’apport que peut susciter la philosophie sur le long terme ?

Marion Genaivre: La conscience des limites peut beaucoup varier d’un dirigeant et d’un manager à l’autre. Parmi ceux qui en ont conscience, certains se résignent, d’autres cherchent des moyens de ne pas les subir ou, au contraire, à en comprendre les vertus (parce qu’une limite peut avoir du bon). Ceux sont eux qui font le pari de la philosophie pratique en choisissant de travailler avec une agence comme la nôtre.

Bien sûr, l’idéal est d’installer une pratique de la philosophie dans le moyen-long terme, parce que réveiller durablement les esprits prend du temps. Mais heureusement la philosophie produit aussi des effets immédiats. Lorsqu’une pensée claire se présente, elle dérange et/ou délivre instantanément !

LD : Vous avez co-écrit avec votre associée un ouvrage qui s’intitule : La prise de décision : une peu de philosophie pour les pros qui veulent penser autrement. – Éditions Dunod – Pourquoi avoir eu besoin de mettre par écrit ce que vous pratiquez déjà au sein des entreprises ?

Marion Genaivre: Ce livre était un point de rencontre entre une proposition que nous avait fait la maison d’édition Dunod et un souhait que nous avions de formaliser tout ce que nous avions développé sur le sujet de la prise de décision avec nos clients.

La prise de décision est l’un des enjeux que nous travaillons plus particulièrement avec des dirigeants (notamment des administrateurs) et des managers depuis quelques années.

Beaucoup a été dit sur le sujet en sciences de gestion, en sciences comportementales ou en neurosciences, mais le point de vue de la philosophie était absent. C’était passionnant de faire ce travail de recherche à deux et à l’appui de notre expérience de formatrices.

“Votre concept de déviation m’intéresse beaucoup, […] il nomme un phénomène de société de plus en plus important.”

LD : Avez-vous été tentée par une autre déviation à titre personnel ? Pourquoi avoir fait le choix de vous exprimer dans notre média ?

Marion Genaivre: Je ne sais pas si un parcours absolument linéaire existe vraiment. Mais j’observe que le mien est fait de multiples déviations, plus ou moins importantes. La première ayant sans doute été de renoncer à ma place en classe préparatoire littéraire pour choisir de rejoindre les bancs de l’université. La plus importante ensuite a été, bien sûr, de ne pas enseigner la philosophie pour me mettre au service des organisations.

C’est votre média qui est venu à moi. Je dois dire que votre concept de déviation m’intéresse beaucoup, d’abord parce qu’il nomme un phénomène de société de plus en plus important. Mais surtout pour ce qu’il contient comme promesses, de liberté et de possibles.

LD : Pouvez-vous présenter un point fort que vous allez défendre lors de la table ronde du 20 octobre : la révolution du sens en entreprise.

Marion Genaivre: Oui, je chercherai à partager la conviction suivante : il n’y a pas, selon moi, de révolution du sens au travail. Mais, en revanche, le sens est ce sans quoi aucune révolution du travail n’aurait lieu. Or, il n’y a rien de plus difficile que de maintenir du sens vivant dans une organisation !

“Si le système ne va pas suffisamment mal ou si les dirigeants ne sont pas suffisamment passionnés donc visionnaires et convaincus, rien ne se passe !”

LD : Qu’est-ce qui pousse les gens à changer de vie selon vous ?

Marion Genaivre: La souffrance ou la passion, et j’entends par passion tout ce qui relève d’une conviction forte ou d’un certain sens de la mission. C’est pour cela que les transformations en entreprise sont si dures à mener. Si le système ne va pas suffisamment mal ou si les dirigeants ne sont pas suffisamment passionnés, donc visionnaires et convaincus, rien ne se passe.

LD : Avec la crise du Covid de plus en plus de salariés sont aujourd’hui à la recherche de sens. Pensez-vous qu’ils sont aujourd’hui libres de dévier comme bon leur semble ?

Marion Genaivre: Je trouve difficile de faire une généralité sur ce sujet. D’autant que les statistiques de départs ou de reconversions ne sont pas toujours si spectaculaires qu’on le pense. J’observe que la crise sanitaire, mais aussi écologique, donne effectivement à une certaine catégorie de salariés le courage de sauter le pas de changer de métier, d’entreprise, voire même de vie. En ce sens, notre époque favorise les déviations. Mais beaucoup de personnes n’ont pas atteint leur point de rupture ou ne peuvent pas (encore) se permettre de suivre leurs véritables aspirations parce qu’elles sont sous contraintes financières.

Vous demandez si les gens sont « libres de dévier » mais je pense qu’il est important de garder à l’esprit que, d’abord, tout le monde ne ressent pas le besoin de dévier, et que, ensuite, dévier n’est pas une liberté qu’on nous donne mais une liberté qu’on prend. Dévier, par définition, c’est prendre la liberté d’un autre chemin. Or cette liberté dépend de l’individu, quelle que soit l’époque et quel que soit l’environnement.

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