Laurent Moisson est le co-fondateur du média-plateforme Les Déviations, spécialisé dans le changement de vie. Il a participé à la table ronde le 23 mai dernier que nous organisions et animions dans le cadre de la Nuit des Idées à la Sorbonne-Panthéon. Avec l’enthousiasme qu’on lui connaît cet historien-entrepreneur a parlé avec passion d’un thème qui lui est cher : le travail est-il soluble dans la quête de sens ( et inversement).
Voici le texte de son intervention complète :

“Tout a commencé par la création d’un média sur les médias sociaux il y a quatre ans. Nous avons démarré sur Instagram, puis on a commencé à faire des vidéos sur Facebook. Notre volonté était simple : de montrer à notre société qui était assez critique – il y avait déjà beaucoup de médias qui disaient ce qui n’allait pas dans le monde- qu’il y avait des gens dans ce monde qui changeaient du fait de la transformation digitale et qui utilisaient ces nouveaux moyens pour le mieux : mieux vivre et mieux prendre leur existence en mains. Je suis un optimiste de nature, et je voulais aussi faire passer ce message d’une manière positive et non négative. Réaliste, du reste.”
“Les gens veulent changer de vie mais pourquoi ? “
J’avais rencontré précédemment une journaliste – Ndr : Laurence Vély– qui elle même était dans une zone d’inconfort vis à vis de son employeur de l’époque. Elle voulait quitter son journal pour créer une boite. Je l’ai appelée à ce moment là. Je lui ai demandé : « tu es sûre de ton choix ?”. Sa réponse a été : “Oui, mais je suis terrorisée, je ne sais pas quoi faire ! ». Ma proposition a été instantanée : “viens, je t’embauche et lançons quelque chose ensemble ! ” Après quelques essais dont je tairai les succès… -parlons que de ce qui fonctionne-, nous sommes arrivés sur le concept Les Déviations : un focus sur le parcours de gens qui ont changé de vie et qui racontent une histoire émotionnelle forte. Ce qui nous intéressait était de savoir comment les gens l’avaient vécu. Les deux premières vidéos ont eu un succès correct, sans plus. La troisième, elle, a cartonné ! On a été une des plus grosses audiences sur Facebook pendant quasiment 15 jours et on a reçu des centaines de milliers de messages. – Ndrl : certaines d’entre-elles depuis ont même été vues plus de 7 millions de fois !”– Sauf qu’à l’époque, il n’y avait dans notre staff que Laurence, une stagiaire et moi, mais j’étais peu présent. On entendait des gens touchés par les témoignages que nous diffusions nous dire : “aidez-nous ! Vous m’avez inspiré et comment pouvons-nous passer à l’action ? “. Et là, nous avons commencé à organiser des événements en conviant des témoins qui se confiaient auprès de personnes qui voulaient changer de vie. C’était super intéressant. On a constaté, cependant, que les mêmes questions revenaient : comment on gère le regard de l’autre, le revenu, la prise de risque, etc. C’était toujours les témoins qui s’exprimaient, tentaient d’y répondre. Or un témoin, par définition, il témoigne mais ça n’explique pas toujours. Et il n’a pas forcément le recul nécessaire sur le phénomène. Il nous est apparu qu’il y avait un vrai sujet derrière le succès de nos vidéos. Nous étions aussi interpellés par les études, notamment l’une d’entre elles : 90% des gens veulent changer de vie. C’est un phénomène majeur ! Mais pourquoi ? Nous avons donc développé notre approche : organisé encore davantage d’événements, de rencontres et mis en place un système de formation avec le recrutement de coachs, tous certifiés.
“L’humanité change, l’être humain moins…”
Revenons au point de départ de notre démarche : nous sommes tombés sur un certain nombre de lapalissades, d’explications faciles qui nous conviennent bien souvent mais comme nous aimons enquêter là où il n’y a pas de lumière, nous nous sommes rendus compte rapidement que pas mal d’analyses étaient assez limitées. De plus, leur véracité posaient souvent questions. “La première tarte à la crème” que nous nous “devions gober” était : “nous vivons une révolution, digitale.” Autre lieu commun : “notre époque est différente, les gens veulent changer, ce n’était pas le cas avant”. Sauf que j’ai été historien dans une vie précédente et j’ai pas mal étudié le phénomène réactionnaire. Avec une bande de copains, on a avait finalement appris et tiré la conclusion que toutes les révolutions étaient des menteuses. On vous explique que tout change, que tout est révolu, mais en fait il y a plus de choses qui sont pérennes dans une révolution que de choses qui changent. L’humanité change, l’être humain moins… Il reste le même !
“La nouvelle révolution de la Gen-Y”
On nous présentait donc une nouvelle révolution, c’était un peu court ! Nous avons poursuivi nos investigations sur le phénomène, sur les faits ! Et là, nous avons rencontré de nombreuses personnes qui nous ont dit : “c’est normal, l’entreprise est devenue inhumaine.” Là encore, nous avons décidé d’aller plus loin et de questionner ce phénomène dans le temps. L’entreprise, c’était quoi ? Pourquoi l’entreprise est-elle devenue inhumaine ? L’entreprise pour bon nombre, c’était avant tout, des conditions de vie difficiles. Des salaires de misère et de nombreux accidents. Qu’est ce qui fait qu’elle est devenue inhumaine ? Si ce n’est pas l’entreprise qui a changé, c’est la génération. Il y a une nouvelle génération qui est différente, née en même temps qu’internet. Pour mieux comprendre, j’ai exhumé mon passé d’historien et j’aime beaucoup cette pensée de François Kersaudy qui a cette citation merveilleuse. En résumé pour lui : « chaque génération explique, et est convaincue, qu’elle anime le vrai changement et relativise les acquis passés.” J’ai rencontré Jean-Claude Le Grand, le Drh de l’Oréal qui témoigne dans notre magazine et qui malheureusement n’a pas pu être présent ce soir avec nous et qui dit : « vouloir changer le monde, ça s’appelle vouloir avoir 20 ans. » C’est classique dans l’histoire de l’humanité d’avoir des jeunes qui veulent faire leur révolution : « votre monde de vieux, ça ne me va pas. Et je vais le changer.» Et leurs parents d’accepter souvent ce postulat.
“La fin des grandes religions et des grandes idéologies”
Il y a pourtant des choses qui ont changé ! 90 % des gens veulent changer de vie, cela ne veut pas dire qu’ils veulent tous tout quitter. 70% d’entre eux veulent simplement donner un peu plus de sens à leur existence. Tout le sujet est là : le sens ! La quête de sens ! Qu’est ce qui a vraiment changé à notre époque ? Il est indéniable que par un passé encore récent, les grands pourvoyeurs de sens étaient les grandes religions ou les grandes idéologies – le communisme par exemple- qui avaient toutes un système de valeurs extrêmement clair. On “naissait catholiques”, “on naissait communistes”. C’était souvent acquis, transmis dès le biberon. On nous disait : “ça c’est bien, ça c’est mal !” On pouvait être contre mais ce n’était pas toujours très bien vu. Ces systèmes étaient assez monolithiques et ne supportaient pas la contradiction, mais au moins, c’était clair ! Certaines idéologies ont parlé “d’opium du peuple”. On a eu ensuite, ce message de révolte que je peux résumer ainsi : “Vous vous faîtes arnaquer : on vous dit : “passez d’une existence de misère en respectant le bien et en ne faisant pas le mal pour aller au paradis”, mais il n’y a pas de paradis, donc le bonheur, ça doit être maintenant ! Sortons des sources de malheur pour atteindre le bonheur !” Libérons nous de la misère, et nous sommes devenus du coup très matérialistes. On a jeté la spiritualité avec les grandes religions pour se lancer dans cette course en avant qui est de se dire : “sortons de la misère avec un réfrigérateur plein”. Je caricature, mais cela a bien marché : le capitalisme a su créer de nombreuses richesses. On est heureux mais pas plus heureux. Toutes les statistiques, toutes les études le montrent. C’est le vieil adage : “l’argent ne fait pas le bonheur.” Il nous aura fallu quelques générations pour nous en rendre compte mais maintenant c’est incontestable. En attendant, le fait est là : cette course en avant a fait que la spiritualité on “l’a balancée”. Et comme la nature a horreur du vide, comme il n’y a plus ces grands pourvoyeurs de spiritualités, il y en a tout un tas de petits mouvements qui sont apparus sur le vide. Ce sont des petites chapelles moralisatrices, quasi religieuses, qui vont vous donner une lecture du bien, du mal, de la morale en général. Elles sont nombreuses et jamais d’accord entre elles. On vit dans une société où l’on passe notre temps à se faire séduire ou “engueuler” par toutes ces chapelles, tous ces acteurs :”Tu as mangé un truc ? ce n’est pas bien ! ” . “Tu as pris ta voiture, c’est mal ! “. “Finalement les éoliennes on ne sait pas si c’est une bonne alternative.” Nous sommes au milieu de ça, de ces débats et nous avons le choix. Avant on ne l’avait pas. On pouvait râler en disant : “ce que l’on m’impose n’est pas bien !”

“Face à un choix déstabilisant”
Maintenant nous avons le choix, et ce choix peut être très déstabilisant. Comme on a perdu cet éléments de sens on va le chercher dans le travail. C’est assez curieux : on se définit comme une génération qui ne veut pas être définie par le travail mais en même temps on explique que le travail doit être aligné avec nos valeurs. Nous devons être définis par notre travail. Et on demande aux entreprises de régler ce problème de sens. D’être une bonne citoyenne, moralisatrice. Sauf qu’en faisant ça, nous créons des comités de Théodule : “ok vous êtes pour ceci, pour cela. Formidable ! Mais il faut le mesurer !” A l’intérieur des sociétés, de nombreux comités se sont mis en place, avec des reportings, des tableaux de bord, des feuilles de routes. Résultats : des réunions en pagailles ! Les cadres passent leur vie dans des réunions à ne plus forcément parler de business mais d’éthique. A force de vouloir donner du sens par l’éthique, ça donne une cacophonie ! Les cadres ne comprennent plus rien et on arrive au paradoxe absolu : à trop vouloir créer du sens, on en détruit ! Et quand les gens n’ont plus de sens, ils sont démotivés et ils partent. On voit des profils hyper capés devenir céramistes, couvreurs, bouchers. Pourquoi ? Parce qu’ils font finalement des choses concrètes et ils deviennent acteurs de leur vie professionnelle. C’est quelque chose que l’on a pu constater. C’est pour cela que l’on a créé Les Déviations et ce magazine qui est aujourd’hui en kiosques qui analyse et s’appuie sur cette compréhension philosophique de la nature humaine. Nous croisons ces réflexions avec les découvertes des neurosciences, des découvertes de la psychologie ou même de la biologie. Nous sommes très drivés par nos hormones.
“On demande beaucoup trop au travail !”

Nous sommes aussi devant vous aujourd’hui face à vous à la Sorbonne, grâce à Georges Haddad qui nous a donné cette opportunité de parler de travail et de quête de sens et nous l’en remercions chaleureusement.
Je pense que l’on demande beaucoup trop au travail. Certains lui demandent de donner un sens à leur vie. C’est beaucoup de responsabilités. Dans un monde en complexités croissantes, on a évoqué les nouveaux métiers du web mais certains métiers deviennent aussi des métiers éthiques. Dans les entreprises de nombreuses simplifications ont été réalisées du fait du digital. C’est un fait. En parallèle, des éléments plus éthiques peuvent créer des désaccords. Pour certains, votre combat éthique est inutile, voire néfaste. L’utilité dans le regard des autres ce n’est pas forcément le même d’un individu à l’autre. Je suis historien, comme je l’ai rappelé, et j’aime à me replonger dans des éléments qui nous viennent de la Grèce Antique. Les Grecs avaient pour habitude de dire que le travail était quelque chose de difficile, qui n’était pas forcément très valorisant et que l’on faisait rarement avec plaisir. Ils faisaient une différence un travail et l’exercice d’un talent. Le sens de la vie était de trouver sa place dans le cosmos, cheminer avec un certain nombre d’erreurs et finalement se dire : “on est bien ici !” Relisez l’Iliade et l’Odysée. Nous ne devons pas oublier que nous sommes tous privilégiés par rapport à ce qui se passe dans bon nombre de pays du monde en guerre, ou affamés. Le sens, pour nos ancêtres était tout simplement de gagner sa vie, de ne pas mourir de faim. C’est probablement pour cela que dans nos société plus personne ne risque de mourir de faim, même si cela peut être toujours la cas pour une minorité. En 2022, une entreprise ne peut plus dire : “travaillez pour moi, vous ne crèverez plus de faim !” Cette motivation a disparu. Maintenant, on veut et il faut que le travail nous rende heureux, qu’il donne un sens à notre vie. C’est quelque chose de nouveau et parfois on l’oublie ! »

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